lundi 2 avril 2018

Lire : le retour


Itinéraire de Primo Levi entre fin janvier et  fin octobre 1945


En introduction à son récit, La Trêve, Primo Levi écrit :

Nous rêvions dans les nuits sauvages
des rêves denses et violents
que nous rêvions corps et âme :
rentrer, manger, raconter
jusqu’à ce que résonna, bref et bas,
l’ordre qui accompagnait l’aube :
« Wstawac » ;
et notre cœur en nous se brisait.

Maintenant nous avons retrouvé notre foyer,
notre ventre est rassasié,
nous avons fini notre récit.
C’est l’heure. Bientôt nous entendrons de nouveau
l’ordre étranger :
« Wstawac ».

J'avais lu d'une traite "Se questo è un uomo" (Si c'est un homme), le récit de sa déportation à Auschwitz. Curieusement, pendant longtemps, je n'avais pas réussi à terminer "La Tregua" (La Trêve). Cette narration de son hallucinant voyage de retour (lequel avait duré près de neuf mois) me déchirait le cœur et m'angoissait. Je ne parvenais pas à accepter qu'il ait pu endurer tout ça. En plus. J'ai dû morceler ma lecture et m'y reprendre encore et encore pour parvenir à terminer le livre. 

Nous étions partis six cent cinquante, nous revenions trois. Que n'avions-nous perdu pendant ces vingt mois, Qu'allions-nous retrouver chez nous ? Quelle partie de nous-mêmes avait été usée, consumée ? Retournions-nous plus riches ou plus pauvres, plus forts ou plus vains ? Nous n'en savions rien, mais nous savions qu'au seuil de notre maison, pour notre bien ou pour notre malheur, nous attendait une épreuve et nous nous la représentions avec crainte. Nous sentions couler dans nos veines, mêlé à notre sang exténué, le poison d'Auschwitz. Où allions-nous puiser la force de recommencer à vivre, d'abattre les barrières, les haies que l'absence développe spontanément autour de chaque maison déserte, de chaque terrier vide ? Bientôt, peut-être dès le lendemain, nous serions amenés à mener une bataille, contre des ennemis encore inconnus, à l'intérieur et à l'extérieur de nous-mêmes : avec quelles armes, avec quelles énergies, avec quelle volonté ? Nous nous sentions vieux de plusieurs siècles, écrasés par une année de souvenirs sanglants, épuisés et sans défense. Les mois, que nous venions de passer à vagabonder aux confins de la civilisation, nous apparaissaient maintenant, en dépit de leur rudesse, comme une trêve, une parenthèse de disponibilité infinie, un don providentiel du destin, mais destiné à rester unique. [...]


J’arrivai à Turin le 19 octobre, après trente-cinq jours de voyage : la maison était toujours debout, toute ma famille, vivante, personne ne m’attendait. J’étais enflé, barbu, mes vêtements déchirés, et j’eus du mal à me faire reconnaître. Je retrouvai la vitalité de mes amis, la chaleur d’un repas assuré, la solidité du travail quotidien, la joie libératrice de raconter. Je retrouvais un lit large et propre, que le soir, avec un instant de terreur, je sentis céder mollement sous mon poids. Mais je mis des mois à perdre l’habitude de marcher le regard au sol comme pour chercher quelque chose à manger ou à vite empocher pour l’échanger contre du pain, et j’ai toujours la visite, à des intervalles plus ou moins rapprochés, d’un rêve qui m’épouvante.
C’est un rêve à l’intérieur d’un autre rêve, et si ses détails varient, son fond est toujours le même. Je suis à table avec ma famille, ou avec des amis, au travail ou dans une campagne verte ; dans un climat paisible détendu, apparemment dépourvu de tension et de peine ; et pourtant, j’éprouve une angoisse ténue et profonde, la sensation précise d’une menace qui pèse sur moi. De fait, au fur et à mesure que se déroule le rêve, peu à peu ou brutalement, et chaque fois d’une façon différente, tout s’écroule, tout se défait autour de moi, décor et gens, et mon angoisse se fait plus intense et plus précise. Puis c’est le chaos ; je suis au centre d’un néant grisâtre et trouble, et soudain je sais ce que tout cela signifie, et je sais aussi que je l’ai toujours su : je suis à nouveau dans le Camp et rien n’était vrai que le Camp. Le reste, la famille, la nature en fleur, le foyer, n’était qu’une brève vacance, une illusion des sens, un rêve. Le rêve intérieur, le rêve de paix, est fini, et dans le rêve extérieur, qui se poursuit et me glace, j’entends résonner une voix que je connais bien. Elle ne prononce qu’un mot, un seul, sans rien d’autoritaire, un mot bref et bas ; l’ordre qui accompagnait l’aube à Auschwitz, un mot étranger, attendu et redouté : debout, « Wstawac ».



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