vendredi 30 mars 2018

Lire : quand les corps reviennent





De la bouillie, avait dit le docteur, par cuillers à café. Six à sept fois par jour on lui donnait de la bouillie. Une cuiller à café de bouillie l’étouffait, il s’accrochait à nos mains, il cherchait l’air et retombait sur son lit. Mais il avalait. De même, six à sept fois par jour il demandait à faire. On le soulevait en le prenant par les genoux et sous les bras. Il devait peser entre trente-sept et trente-huit kilos : l’os, la peau, le foie, les intestins, la cervelle, le poumon, tout compris : trente-huit kilos répartis sur un corps d’un mètre soixante-dix-huit. On le posait sur un seau hygiénique sur le bord duquel on disposait un petit coussin : là où les articulations jouaient à nu sous la peau, la peau était à vif. [...]
Une fois assis sur son seau, il faisait d’un coup, dans un glou-glou énorme, inattendu, démesuré. Ce que se retenait de faire le cœur, l’anus ne pouvait le retenir, il lâchait son contenu. Tout, ou presque, lâchait son contenu, même les doigts qui ne retenaient plus les ongles, qui les lâchaient à leur tour. Le cœur, lui, continuait de retenir son contenu. Le cœur. Et la tête. Hagarde, mais sublime, seule, elle sortait de ce charnier, elle émergeait, se souvenait, racontait, reconnaissait, réclamait. Parlait. Parlait.
M. Duras, La douleur, Folio, p.72-73

C’est toujours par ellipses qu’on raconte les retours des camps. 
Marguerite, elle, décrit l’horreur à travers le corps. Le corps qui revient. Le corps qui se remet. La fièvre, la merde, la voracité. Le corps à corps entre la vie et la mort. En 1985, au bout de 40 ans, elle fournit une pièce à un puzzle qu'on ne saisira jamais entièrement. Elle dit : J'ai retrouvé ce Journal dans deux cahiers des armoires bleues à Neauphle-le-Château. [...] La douleur est une des choses les plus importantes de ma vie. Le mot "écrit" ne conviendrait pas. Je me suis retrouvée devant des pages régulièrement pleines d'une petite écriture extraordinairement régulière et calme. Je me suis retrouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n'avais pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m'a fait honte.


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