lundi 21 août 2017

Vivre : la traversée de l'hiver / 11





Un lundi ordinaire. J’arrive et je sors de mon panier la salade avec sa sauce à part, la boîte contenant les carottes râpées, les œufs durs, le thon, le fromage, tous les ingrédients qui feront notre déjeuner d’été (la semaine dernière, une incursion dans un chinois déserté m’a laissée à demi-malade. Nous étions les seules clientes dans la salle. On nous a servi une nourriture presque avariée). Nous mettons la table ensemble. Elle m'abreuve d'injonctions comme si j'avais dix ans, elle m'indique pas à pas la manière de procéder et j'essaie d'obéir avec humour. Je lui verse un verre de vin et pense à déboucher le prochain chianti pour la fin de la semaine. Je dévisse les bouteilles en PET pour une ouverture plus aisée.
Nous mangeons.

La conversation peine. Je pose quelques questions : sa nuit ? son sommeil ? ses amis ? la famille ? Mais apparemment, son frère n’a pas pensé à lui rendre visite, ses sœurs n’ont cure de l’appeler, ses voisines se sont absentées, ma sœur est partie dans son chalet, et la télévision est encore en panne (dans le salon traînent en vain les billets laissés par mes neveux pour lui dire sur quelles touches appuyer). Aujourd’hui, pour un motif que j’ignore encore, elle est en mode hostilité. Elle ne parle pas, répond toujours à toutes mes questions par un "hein ?" et je dois systématiquement répéter avant qu’elle ne prononce quelques monosyllabes.
Il se peut que bientôt, demain peut-être, elle se montre soudainement stimulée et vive, selon qu’une de ses connaissances sera passée ou l’aura invitée à goûter. Elle dépend des autres, entièrement et plus que jamais, y compris pour ses états intérieurs. Je l’ai toujours connue comme ça, passant de l’euphorie à l’abattement en un instant, son moral oscillant selon le bon vouloir, les attitudes de son entourage. Disons que ses vieux jours n'ont rien arrangé

Je fais la vaisselle et lui propose de l’essuyer. Les couteaux et les fourchettes se retrouvent en ordre dispersé dans le tiroir. Je range et j’emporte dans mon panier quelques linges et serviettes pour les laver.Je vais jeter les déchets hebdomadaires triés au coin de la rue. Pendant qu’elle fait un somme, je m'occupe des factures mensuelles. J’ouvre le courrier, je classe les papiers, j’écarte les publicités. Ma sœur, avant de partir à la montagne, a laissé bien en vue une lettre concernant un transfert de ligne téléphonique à régler. Dans les WC, je nettoie la cuvette et le lavabo souillés, il faudra penser tout à l’heure à acheter du vinaigre pour désinfecter.
Il arrive que le téléphone sonne. Je décroche et je dis que non, pas d’abonnement à un journal, non, pas de livraison d’œufs, et non, pas de voyante extralucide (quoique…). Je fais le tour de l’appartement, je jette tout ce qui semble pourri, vide ou périmé en m’arrangeant pour que mon passage soit des plus discrets. Je file à la pharmacie. Il y a eu un problème de communication entre le médecin traitant et l’équipe de soins à domicile. Une fois cette question réglée, je rentre et la trouve réveillée. 

Je m’occupe alors de ses mains : elle tient à ce qu’elles restent manucurées. Je lui demande de vérifier si j’ai bien effectué le total des paiements que je passerai faire à la poste tout à l'heure. Attablée, elle compte, elle recompte, et finit par me présenter une liste de chiffres, alignés les uns sous les autres, dont je cherche en vain la cohérence. Il y a deux mois encore, elle était en mesure de contrôler mes additions.
Elle se prépare pour sortir faire ses courses, me demande de lui enfiler ses chaussures, de lui ajuster son pull-over. Je lui dis oui, ça va, oui, tu es bien coiffée.
Dans le supermarché, nous évoluons à travers les rayons quasi déserts. Je la suis avec un chariot, je l’aide à chercher les produits qu’elle désire,  je lui tends ce qu’elle ne peut attraper. A la caisse, je la laisse faire et je surveille, tout en empilant les achats, car les billets tombent de son porte-monnaie comme des papillons fatigués.

Nous rentrons. Elle marche lentement, trop lentement pour mes bras qui portent les bouteilles, les provisions de trois jours. J’ai envie de déguerpir en traversant ce quartier de mon adolescence, ce quartier que j’ai fui à vingt ans et dont je me dis que je n’arrête pas de le fuir depuis des années. Je sens mes jambes qui voudraient courir et j'obéis à ma tête qui me dit de rester. Je m'efforce de mettre mes pas dans ceux de ma mère. Je m'applique à rester centrée et présente, avec - ou malgré - ma frustration, ma nervosité, ma désolation. Encore une journée faite de devoirs assumés, sans un mot d'amour prononcé (ou devrais-je entendre dans ses demandes, ses ordres, ses instructions des mots d'amour distordus par la dépendance? Je n'y parviens pas, au fil des heures je me sens trop découragée, et d'amour je ne saurais parler).

Je la quitte couchée, prête pour un repos avant le dîner. Je m’en vais. Je cours attraper le prochain tramway pour la gare. Tandis que je me presse, je me vois courir. Je réalise que je cours attraper ce tramway comme si j’avais peur qu’il ne soit le dernier. 

2 commentaires:

  1. Coucou. Quand j'ai lu ton texte, j'avais l'impression d'être en apnée... il n'y a pas un seul moment pendant lequel tu te sentes bien dans cette obligation filiale. Je te souhaite de pouvoir te recentrer après de tels instants vécus... et qu'il y ait toujours un tramway à attraper. Sincèrement. Bisous et belle fin de journée.

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    1. J'ai voulu, par ce texte, montrer sans fioritures en quoi consiste l'accompagnement au quotidien d'une personne touchée par la maladie et désorientée. Cela demande, en effet, des forces, des efforts. Cela peut être frustrant, très fatigant. Quant à l'obligation filiale : pour autant que je me souvienne, je ne me suis jamais sentie vraiment bien en compagnie de ma mère. Enfant, je me souviens avoir parfois ardemment désiré en avoir une autre. Au fil du temps, je me suis efforcée de garder le contact, pour mon fils surtout, car elle a été une grand-mère présente et affectueuse. A présent, je m'efforce de faire mon devoir du mieux que je peux, selon la formule ;aime ou fais ce que tu dois. A propos de ta dernière remarque : heureusement, les tramways passent toutes les sept minutes!

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