jeudi 27 juillet 2017

Lire / Vivre : l'art de perdre


Portrait d'Aletta Hanemans (détail) / Frans Hals / Mauritshuis / La Haye


Fortement contrariée d’avoir perdu ma jolie chaînette, je me demande :
Pourquoi  semble-t-il toujours plus normal de gagner que de perdre ?
Puisque tout n’est que transitoire, pourquoi est-il si difficile de perdre ?
Pour une nouvelle chose apparue dans ma vie,
ne va-t-il pas de soi qu’une autre pourra disparaître ? 
La perte des choses n’est-elle pas une... leçon de choses
en regard de toutes les autres pertes ?
Ce beau poème d’Elisabeth Bishop me revient en mémoire:
(Lose something every day !!!)


One art

The art of losing isn’t hard to master; 
so many things seem filled with the intent 
to be lost that their loss is no disaster. 

Lose something every day. Accept the fluster 
of lost door keys, the hour badly spent. 
The art of losing isn’t hard to master. 

Then practice losing farther, losing faster: 
places, and names, and where it was you meant 
to travel. None of these will bring disaster. 

I lost my mother’s watch. And look! my last, or 
next-to-last, of three loved houses went. 
The art of losing isn’t hard to master. 

I lost two cities, lovely ones. And, vaster, 
some realms I owned, two rivers, a continent. 
I miss them, but it wasn’t a disaster. 

—Even losing you (the joking voice, a gesture 
I love) I shan’t have lied. It’s evident 
the art of losing’s not too hard to master 
though it may look like (Write it!) like disaster.



     Dans l'art de perdre il n'est pas dur de passer maître ;
tant de choses semblent si pleines d'envie
d'être perdues que leur perte n'est pas un désastre.//
Perds chaque jour quelque chose. L'affolement de perdre
tes clés, accepte-le, et l'heure gâchée qui suit.

Dans l'art de perdre il n'est pas dur de passer maître.//
Puis entraîne toi, va plus vite, il faut étendre
tes pertes : aux endroits, aux noms, au lieu où tu fis
le projet d'aller. Rien là qui soit un désastre.//
J'ai perdu la montre de ma mère. La dernière
ou l'avant-dernière de trois maisons aimées : partie !
Dans l'art de perdre il n'est pas dur de passer maître.//
J'ai perdu deux villes, de jolies villes. Et, plus vastes, 
des royaumes que j'avais, deux rivières, tout un pays.
Ils me manquent, mais il n'y eut pas là de désastre.//
Même en te perdant (la voix qui plaisante, un geste
que j'aime) je n'aurai pas menti. A l'évidence, oui, 
dans l'art de perdre il n'est pas trop dur d'être maître
même si il y a là comme (écris-le !) comme un désastre. 

Elizabeth Bishop, Géographie III, traduction de Alix Cléo Roubaud, Linda Orr et Claude Mouchard, Circé, 1991, p. 58 et 59.


2 commentaires:

  1. Il y a des pertes plus difficiles à vivre que d'autres. Les pertes matérielles sont une chose, mais la perte d'un être cher, c'est bien autre chose. Se forger, accepter, sans être en colère tout le temps. Vaste programme... Bises ma chère Dad.

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  2. Oui, il y a différents degrés dans la perte, mais peut-être que tout est lié : choses, plantes, images de soi, identités, personnes. A divers degrés, nous sommes attachés et rattachés et toute perte est un deuil à faire. J'aime cette idée de s'exercer à perdre, parce qu'au fond, on est amené à perdre incessamment, qu'on le veuille ou non. C'est la vie et au final, ce sera la mort. Sans pessimisme ou déprime : tout simplement, cela est. Encore très belles vacances, chère dédé!

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