samedi 17 septembre 2016

Vivre : ad nauseam


Il m’arrive encore quelques fois - de plus en plus rarement -de retourner en pensée dans la basse cour, dans la très basse cour, où je m’étais résolue à passer les dernières années de ma vie professionnelle. Aussitôt, la nausée me saisit. 
Plus que les locaux (assez sordides), plus que les tâches (plutôt répétitives), c’est l’atmosphère qui me revient en mémoire, cette atmosphère de petitesse, de soumission, de conformisme exacerbé. Les mesquines manipulations de Mme B. pour être et rester en haut du perchoir en divisant, en distribuant des bons et des mauvais points. Les échines incurvées de certaines gallinacées, à la sortie des entretiens individuels. Dans leur attitude courbée et satisfaite, en refermant la porte, on pouvait lire leur veule et légitime jubilation d’avoir balancé comme il se devait, leur contentement d’avoir obtenu une quittance, un moindre droit. 

Et puis, les échos des discours banals, des médisances en tous genres, sur les uns, sur les autres, sur les absents, naturellement.


Je me sens salie par mon aptitude au souvenir. Tout mon corps s’arque-boute dans un grand beurk en ces moments de réminiscence. Alors il me faut bien écouter quelqu’un comme Erri De Luca pour retrouver un monde digne et droit. Hier, ce fut un moment de bonheur, un intense moment de soulagement, que de savoir que des êtres humains de sa trempe existent.

Quand il m'arrive de sentir que mon temps est peu de chose, je pense à celui qui s'écoule simultanément dans bien des endroits du monde et qui passe près du mien : ce sont des arbres qui chassent des pollens, des femmes qui attendent une rupture des eaux, un garçon qui étudie un vers de Dante, mille cloches de récréation qui sonnent dans toutes les écoles du monde, du vin qui fermente au soutirage, toutes choses qui arrivent au même moment et qui, alliant leur temps au mien, lui donnent de l'ampleur. (Trois chevaux, trad. Danièle Valin, p.106, Folio n°3678) 

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