Survival of Serena / Carol A. Feuermann / Biennale / Venise / 2017
La piscine a rouvert et comme chaque année on retrouve les mêmes habitués. Le reste du temps, en ville, on ne se croise pas, on ne se connaît pas. Surtout : on ne se reconnaît pas. C'est un drôle de compagnonnage qui s'installe pendant la période estivale. On échange un peu, mais pas en profondeur. On va à l'essentiel. Un bon compagnon de piscine sait garder sa ligne et respecter la vôtre. Il s'enquiert de votre santé si vous venez à manquer pendant quelques jours. Il vous informe de la fermeture du canal, vous dit où il a trouvé le matériel que vous convoitez, vous donne des tuyaux sur les meilleurs lieux où plonger.
Mais l'autre jour, je me suis trouvée empruntée quand C. s'est approchée et que je lui ai demandé comment elle allait. L'eau était froide. J'allais quitter le bassin et soudain j'ai vu C. s'effondrer en larmes. Elle manifestait une telle détresse qu'une femme qui passait s'est arrêtée. Mais C. lui a répondu d'un geste de la main que rien, rien, il ne se passait rien de grave et la femme s'est éloignée.
D'un jet, elle a dit qu'il est parti et qu'elle ne sait pas pourquoi.
Trente ans de mariage, avec ce second mari (un type modèle courant qui
l'accompagnait quelquefois, penché sur son journal) et le voici qui s'est
enfui. Sans une explication, juste trois mots : une autre femme. Plus jeune, rencontrée au travail, on ne peut
pas faire plus banal. Le chagrin, quand il vous tombe dessus, est toujours d'une terrible banalité.
Elle s'est mise à raconter ce mariage, pour lequel elle a tout quitté. Son
pays, son travail, ses amis. Même sa fille est restée vivre en Allemagne. C. est désemparée. Elle ne sait pas quoi
faire. Elle semble seule et isolée dans une ville étrangère qu'elle n'avait pas choisi d'habiter. Elle apparaît comme démunie. Personne à qui parler. Je lui demande : médecin de famille ? Elle répond : un rendez-vous prévu avec une psy. Elle ne connaît
rien à ses droits. Elle ne sait pas quoi faire, comment s'organiser. A-t-elle le droit de rester en Suisse puisque c'est lui qui y travaille ?
C'est cruel, une femme de soixante-quatre ans qui pleure dans un bassin glacé. C'est cruel de vivre uniquement à travers, pour, grâce à quelqu'un qui décide soudain de s'en aller. Virginia Woolf disait qu'une femme a besoin d'une chambre à soi et d'un revenu suffisant (qu'elle estimait à 500 livres annuelles en 1929). Apparemment, C. n'a ni l'un ni l'autre. Je réalise en lui parlant qu'elle vient chaque année à la piscine, mais qu'elle ne sait pas nager. D'année en année, elle fait ses exercices, elle flotte sur des frites, elle se tient au rebord du bassin. D'une manière ou d'une autre, elle devra pourtant apprendre. Il n'y a pas d'âge pour apprendre. Les bouées, ce n'est pas pour la durée. La vie lui demande de se mettre à la nage et d'apprendre à avancer. C'est la seule condition, si elle ne veut pas couler.